Au moment même où j’ai appris que la ville de Bayonne allait accueillir une exposition rétrospective dédiée au pan personnel de l’oeuvre de Dominique Duplantier, j’ai contacté la rédaction en chef du journal Junkpage, à Bordeaux, dont je suis l’un des collaborateurs.
J’aurais aimé pouvoir disposer d’un large espace dans le numéro de mars 2024 pour pouvoir rédiger un portrait complet de l’artiste, mais je ne suis pas le seul à proposer des sujets, et, après l’habituel arbitrage éditorial, j’ai dû remettre un court article de deux feuillets.
J’ai intitulé l’article « Ancrage », pour faire bien entendu un jeu de mot entre l’ancrage territorial de monsieur Duplantier (cf. les communes qu’il a largement arpentées et dessinées dans les environs) et son travail à l’encre de chine – et peut-être aussi parce que l’entrée du Didam, lieu de l’exposition à Bayonne, est décorée d’une belle ancre de marine…
• version de l’article en ligne sur le site de Junkpage
En complément, je profite de mon propre site pour retranscrire une partie de l’entretien qu’a bien voulu m’accorder ce discret géant du dessin.

Connu pour son travail de dessinateur architectural, Dominique Duplantier a aussi dessiné tout un monde visuel intime, et c’est précisément cet aspect plus secret de son oeuvre qui fait l’objet de l’exposition rétrospective et du catalogue qui l’accompagne.
J’ai pu aussi un peu évoquer avec Dominique Duplantier la (courte) carrière de dessinateur de bande dessinée qu’il eut grâce à des publications de la fin des années 70, celles de l’école de la free press qui participa à la révolution du dessin de presse et de l’écriture journalistique. Voici par exemple Duplantier crédité dans l’ours du n°21 du mensuel pionnier de bande dessinée d’avant-garde underground française Zinc (1974), dans une scène très crumbienne de baignoire créatrice, signée Nicoulaud, aux côtés de prestigieuses signatures : Jodorowsky, Soulas, Jackie Berroyer, Francis Masse, Pierre Guitton, etc.

Dans la notice biographique officielle fournie par son éditeur, on peut lire en conclusion de la présentation de Dominique Duplantier : « Il est le père de Joseph et Mario du groupe Gojira et de la photographe Gabrielle Duplantier. » Cela m’a mis plus à l’aise pour parler un peu de ses rapports avec ses propres enfants, et la transmission de ce qui me paraît être une véritable énergie formatrice.
L’entretien qui suit a eu lieu un matin de décembre 2023, à Ondres, dans la maison de famille à l’écart de la circulation, une maison à la fois forte et modeste, dans une clairière au bout d’un chemin discret et cahoteux.
Monsieur Duplantier, pouvez-vous me confirmer que votre ancrage est bel et bien local ?
Ah oui, je suis un type du Sud-Ouest ! Mon père était Landais, ma mère Bordelaise. Je suis né à Bordeaux. J’ai vécu à Pau avec mes parents jusqu’à l’âge de 20 ans. J’ai fait des études d’histoire, à Bordeaux, après mes deux bacs. J’ai vadrouillé à droite à gauche, ce qui m’a fait arrêter mes études. Mais cela m’a donné le goût de l’histoire – et j’ai appris à apprendre. Cela m’a beaucoup servi lors de mon travail sur les plans de villes.
J’ai épousé une Américaine. Mes enfants ont la double nationalité. Mon fils Joseph s’est toujours pensé comme un Américain. Maintenant, ça y est, il l’est : il habite à New-York ! Avec ma femme, j’ai passé une dizaine d’années à Paris, et puis nous sommes arrivés ici, à Ondres, en 1977, dans cette maison qui fut une ferme, jadis, puis une maison de maître. On peut la retrouver nommée et dessinée sur la fameuse carte de Cassini du 18è siècle.
Elle appartenait à mon père, qui était notaire. Au moment de partager son patrimoine, il avait proposé de la mettre à ma disposition. C’est ma femme qui, à l’époque, travaillait comme hôtesse de l’air dans diverses compagnies à Paris, qui avait tranché : “Allons-y ! Allons vivre à la campagne !”. On s’est installés, avec Joseph qui avait 6 mois, et je suis toujours là depuis…
Quelle vie avez-vous vécue à Paris ?
En 1969, je me suis inscrit aux Beaux-Arts de Paris, en section “gravure”. J’ai fait de la bande dessinée, en travaillant toujours en binôme avec un auteur, et il se trouve que toutes ont été publiées. J’ai eu la chance de rencontrer Georges Wolinski, qui a acheté des planches pour les publier dans Charlie Mensuel. Mais ma carrière de dessinateur de bande dessinée n’est pas allée plus loin.
Dans les archives, en 1970, on trouve votre nom à l’affiche d’une exposition intituée “Drôle de solitude” qui fut présentée à Beaubourg…
Oui, et cette exposition a tourné dans toute la France – même si je ne l’ai jamais vue ! Il y avait un de mes dessins. Cela a fait partie des événements qui ont marqué mon père… Il y a vu une sorte de reconnaissance.

J’étais exposé aux côtés de Chaval, Reiser, Claire Brétécher, Roland Topor…
Vous les côtoyiez ?
Cela est arrivé un peu plus tard, dans un lieu qui s’appelait Le Jardin de la Paresse, à Paris : un restaurant tenu par un fou de dessins qui y invitait tous les dessinateurs d’humour une fois par semaine. Il organisait des expositions – j’eus droit à la mienne – et ouvrait sa table, en véritable mécène.

C’étaient des moments incroyables. Certains de mes dessins, parmi les nombreux qu’il m’avait achetés à l’époque, seront d’ailleurs montrés lors de l’exposition rétrospective.
Pouvez-vous nous raconter comment s’est déroulée votre carrière de fameux dessinateur de plans de villes ?
Eh bien, en 1978, on m’a présenté à Claude Aubert, architecte qui aimait bien mes dessins, et qui était notamment chargé de superviser la rénovation du quartier Saint-Pierre, à Bordeaux.
Au cours d’un dîner, il m’a demandé si je serais capable de lui “pondre un dessin” pour représenter le quartier. Je n’avais jamais dessiné une maison de ma vie, mais j’étais un admirateur du plan Turgot, cet extraordinaire plan de Paris du 18è siècle ! J’ai proposé d’en faire un équivalent pour le quartier Saint-Pierre.

Je me suis donc lancé dans cette entreprise, créant ainsi mon premier plan axonométrique. Il eut beaucoup de succès à Bordeaux. Il a été publié, reproduit sur des panneaux.. Il y en a eu partout ! A l’époque, je tirais le diable par la queue, et me suis dit en conséquence qu’il y avait une idée à creuser. Je me suis posé la question : que pourrais-je dessiner que je pourrais vendre aux Bayonnais ? Bien sûr, le plan de Bayonne !

J’ai fait ce dessin, sans que personne ne me l’ait commandé. Cela m’a pris un temps infini. J’avais mis au point ma technique, qui consistait à aller photographier chaque maison, chaque façade. Je cherchais en complément quelques vues aériennes, pour appréhender l’aspect des toits, dans une époque où n’existaient bien entendu ni drone ni cartes satellites. Je suis monté au sommet de la cathédrale, j’ai acheté des cartes postales. Mon plan terminé, je suis allé le montrer au directeur du syndicat d’initiative de Bayonne. C’était l’heure du déjeuner, et je voyais qu’il était pressé. Quand j’ai déroulé mon plan, il a immédiatement appelé le maire. On est monté dans son bureau, on a déroulé le plan sur le tapis – il s’agissait d’un rouleau de 1,5 mètre sur 2… Le maire s’est mis à genoux. C’était un moment incroyable ! Ce plan a été exposé au musée Bonnat. Je l’ai fait imprimer, au format 80 x 120. J’en ai ensuite fait d’autres : le plan de Saint-Jean-de-Luz, le plan d’Aigues-Mortes, etc.
Ayant appris que j’avais fait un plan de Toulouse, le magazine Géo m’a téléphoné pour m’en acheter les droits. J’étais conscient des enjeux de cette négociation. Dès le lendemain de la publication, mon téléphone s’est remis à sonner : les éditions Gallimard m’invitaient à Paris pour me présenter leur projet de nouvelle collection de guides de voyage. Ils cherchaient une équipe capable de dessiner 200 plans de villes. J’ai dit OK !
Dès mon retour à Ondres, j’ai téléphoné à tous mes contacts qui savaient tenir un crayon… et j’ai monté un atelier, d’abord dans mon propre grenier, puis à Bayonne, rue de la Monnaie. On a commencé par livrer les plans de Saint-Malo, puis Rennes, Nantes, Quimper, Concarneau, Nîmes, Avignon, Marseille, etc.

On a littéralement sillonné toute la France, à trois ou quatre à bord de ma Renault Espace et on revenait avec des centaines de pellicules et des carnets de repérage remplis de notes ; à chaque numéro de rue correspondait un numéro de rouleau et de prise de vue. On a réalisé une soixantaine de planches. La collection s’est arrêtée avant d’atteindre son objectif de 200. J’ai ensuite monté une maison d’édition, Les Editions du Quai Rouge, pour continuer le travail avec l’équipe que j’avais montée. On a notamment édité des posters et des cartes postales, dans les années 90.
Vous êtes connu pour avoir beaucoup documenté le patrimoine architectural local…
Après la sortie du Guide Gallimard consacré au Pays basque, on a commencé à me commander des dessins de façades de fermes et d’autres bâtiments. J’en ai fait de très nombreux, pour Pyrénées Magazine et d’autres supports. J’ai eu l’idée d’en faire un ensemble cohérent. Habitant aux portes du Pays basque, il m’a paru évident d’en faire un livre et de combler un manque, car il n’existait pas d’ouvrage de dessins de maisons. J’ai de nouveau pris ma voiture, pour des balades sur les routes basques, au début des années 2000. J’en ai visité tous les villages. Je suis revenu avec des masses de photos. J’ai dessiné chaque bâtiment observé. Certains habitants m’ont même proposé de visiter l’intérieur !

Après l’édition par Koegui d’un bouquin consacré à la ville de Bordeaux, nous avons renouvellé l’expérience avec Bayonne, ville d’art et d’histoire, qui paraîtra après deux ans de travail… Ce fut un succès de librairie, fréquemment réédité. Il est en quelque sorte devenu le “livre officiel de la ville”… Et puis nous avons sorti un bouquin sur les Landes, un autre sur Sare. Le livre sur Saint-Jean-de-Luz a été mon dernier, car j’ai eu un AVC alors que je travaillais dessus. Je me suis demandé si j’arriverais à pouvoir le finir. Il m’a fallu tout réapprendre, patiemment. Le livre est sorti, mais ma carrière de dessinateur de ville s’est arrêtée là.
C’est l’ensemble de votre carrière de dessinateur qu’il faut considérer à présent qu’est publiée l’anthologie qui est consacrée à votre oeuvre dessiné plus personnel…
Pour mes livres, j’avais travaillé avec des historiennes de l’art, parmi lesquelles Odile Contamin et Sophie Cazaumayou. Alors que j’étais dans un sale état après mon accident, elles sont venues me trouver : “On aime bien tes dessins de ville, mais on aime aussi les autres. On aurait envie de sortir un bouquin sur ton boulot et d’organiser une exposition.” Ces deux femmes ont travaillé sur ce projet pendant près de trois ans. Elles ont fait un boulot impressionnant, dans une extrême bonne humeur, avec beaucoup de générosité.

Dominique Duplantier, Le poisson
Il fallait que l’idée de cette rétrospective vienne de tierces personnes… car vous-même êtes un homme assez discret…
Les artistes qui “marchent un peu” ont toujours quelqu’un à-côté : une femme d’artiste, par exemple. Ma femme est décédée, et de toute façon elle ne s’occupait guère de mon travail… Voilà, je suis discret. J’expose très peu. J’ai toujours vécu de mon boulot, ce dont je suis assez fier. Cela m’a permis d’élever mes enfants, ce qui est assez rare. Je l’ai toujours fait avec plaisir, y compris en ce qui concerne la partie “alimentaire”.
Vous parlez de vos enfants : on ne peut que s’imaginer que vous ayez été un exemple pour eux ?
Ils disent que c’est le cas, en effet.
Au-delà d’être un exemple, les avez-vous encouragés quand ils ont à leur tour fait le choix de devenir des artistes ?
Lorsque j’ai vendu mes parts des Editions du Quai Rouge, j’ai monté les éditions Gabriel, pour pouvoir accompagner mes enfants, les aider à acquérir du matériel ou monter des projets. J’ai consacré le temps nécessaire à la construction d’une salle de répétition et d’un studio d’enregistrement. Nous avons fait cela ensemble, de nos mains. Oui, on peut dire que je les ai encouragés. J’ai fait ce que j’ai pu.
Je suppose qu’avant tout, avec vous, ils ont eu sous les yeux l’exemple d’un artiste exigeant et travailleur...
Il n’y a pas de secret. Je me levais à 4 ou 5 heures du matin et je travaillais toute la journée, jusqu’au soir. Les samedis. Les dimanches. Pas de vacances. Pas de sorties. J’ai énormément travaillé, oui. Avec passion.
Entretien : Guillaume Gwardeath
Photographie (portrait) : Catherine de La Taille
• Exposition “Encre et aquarelle”, à voir du 1er mars au mercredi 21 avril 2024 au Didam, Bayonne (64)

• Livre Dominique Duplantier, Encre et aquarelle, Editions Koegui, 280 pages, 35 € (disponible en librairies ou en ligne)

• Les autres livres de Dominique Duplantier sont disponibles chez les éditeurs Cairn et Koegui.
• Ci-dessous : dessin par Dominique Duplantier de la grille de la porte d’entrée de l’Inscription Maritime à Bayonne (frères Gomez architectes, 1933), bâtiment qui héberge actuellement le Didam, lieu de l’exposition rétrospective (photographie d’un détail d’une page du livre Bayonne, ville d’art et d’histoire disponible aux éditions Koegui) :

• On voit la maison des Duplantier dans l’émouvante vidéo réalisée par le groupe Gojira pour leur chanson Low Lands :
Ce que je vais dire est bien sûr très personnel, mais le visionnage de ce court film m’a fait penser à un texte que j’avais lu, expliquant qu’avant que ne soient figées ses représentations bien connues (assis tailleur, main levée, et avec une bonne prise de poids progressive), Bouddha n’était pas représenté en image, ou en sculpture, dans les premiers temps de sa vénération. Les artistes l’évoquaient en creux, par son absence, en utilisant des procédés pouvant laisser penser qu’il fut présent puis qu’il ne le fut plus : un trône vide, des rideaux en mouvement, des traces de pas dans le sable…
NB : on peut noter que le groupe Gojira est en concert le vendredi 26 avril 2024 à la Halle d’Iraty à Biarritz, au profit de l’Ocean Fest
• Notes personnelles (suite) :
Après la publication de mon livre Hey You ! consacré à l’histoire du groupe de rock indé français Burning Heads, on m’a souvent posé la question : vas-tu enchaîner sur l’écriture de la bio d’une autre groupe français ? J’ai bien un ou deux livres en cours d’écriture en ce moment, mais sur d’autres thèmes – je n’avais pas envisagé de me plonger dans les archives d’un groupe en particulier. Je me rends compte en consultant quelques documents dans mes cartons que s’il y a un groupe, étant donné la qualité de son parcours, dont je me replongerais volontiers dans l’histoire, c’est bien Gojira – en évoquant bien sûr tout l’environnement familial qui fut celui des frères Duplantier…
J’ai retrouvé ce flyer du festival Furia Off de l’été 1996, au cours duquel j’avais vu pour la première fois le groupe, sous leur ancien nom de Godzilla (il me semble qu’ils avaient joué sous le kiosque à musique de la commune). C’était à Lesperon, à environ une heure de route au nord de Ondres – on avait campé sur le stade municipal qui avait ouvert douches et vestiaires pour l’occasion, que de bons souvenirs…

• Notes personnelles (suite et fin) :
Mon vrai nom de famille est Gouardes. Je signe du pseudonyme « Gwardeath », ce qui est une façon d’écrire ce nom en faisant apparaître deux noms de groupes de metal nord-américains que j’ai beaucoup écoutés : Gwar et Death. Le nom « Gouardes », en occitan gascon, est dérivé d’un mot désignant une forteresse, une tour de garde ou plus modestement un enclos fortifié.
Comme monsieur Duplantier avait mentionné la carte Cassini dans la conversation, je suis allé la consulter en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale de France. En zoomant un peu au nord de Ondres, j’ai eu droit à une sacrée surprise, en voyant, pour la première fois, le nom de famille surgir du passé. Mon arbre généalogique situe mes ancêtres paternels dans le coin, entre Tosse, Saubion, Ondres et le Boucau… mais pour la première fois j’ai pu voir un lieu-dit (au centre sur la vignette ci-dessous, très certainement une ferme) indiquer le nom que je porte !

Dernier post scriptum : je pense que Joseph et Mario Duplantier se souviennent toujours un peu de ce nom de famille aussi, car mon père était prof dans leur collège… et ils l’ont eu en cours !




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