Contre toute attente, The Devil Makes Three a annoncé il y a peu une tournée européenne, avec quelques belles étapes françaises :
J’ai vu ce poster relayé sur Facebook par une agence de booking annonçant la venue du groupe « pour la première fois en France ». Erreur. The Devil Makes Three ont déjà fait deux tournées en France, en 2004 puis l’année suivante. Je les ai d’ailleurs fait jouer une fois, pour le D.I.Y. Boogie que j’avais organisé à la Rock School Barbey à Bordeaux.
The Devil Makes Three est un trio dont les membres sont originaires de Californie, du Vermont et du Texas. Une véritable carte postale américaine. C’est un groupe encore assez obscur,je le concède, mais qui, pour un savoureux mélange de raisons objectives et subjectives, est rentré dans la liste de mes groupes préférés.
En attendant de les revoir dans quelques jours, je laisse la place aux archives.
Voici pour commencer une chronique de leur troisième album, que j’avais écrite pour l’éphémère fanzine Orgasm Addict (une coproduction précoce avec Yann aka Papa Jazzy aka Désiré Costaud) :
Le tout premier concert de The Devil Makes Three à Bordeaux a eu lieu le lundi 17 mai 2004 à La Centrale (avec Julien Pras), suivi d’un passage le lendemain à la cave/salle de répet La Sonnette (ne les cherchez pas sur Yelp, ces deux lieux ont fermé depuis). Voici ce qu’avait écrit l’émérite Monsieur L’Ours à l’époque dans le webzine qu’on faisait en commun :
The Devil Makes Three, qui ont grandi noyés sous les disques de leurs parents et grands-parents, font ce qu’on pourrait qualifier de l’alt country bluegrass hillbilly. Le truc qui vous fait crier « yeehaa ! » et qui me ferait me frapper la cuisse avec mon Stetson, si seulement j’en avais un. Les deux mecs font tourner guitares d’époque et banjo appuyés par une étonnante contrebassiste à la poitrine tatouée d’une immense tête de longhorn, droite dans ses bottes rouges de pure cow-girl. Tout ça était ma foi terriblement entraînant et je ne peux que vous conseiller de faire le déplacement si par hasard ils passaient pas loin de chez vous.
Il étaient repassés à La Sonnette un an après, le dimanche 10 avril 2005. Je les avais interviewés avant le show, en terrasse place du Parlement St-Pierre. L’interview avait été publiée dans le n°6 du zine Kérosène (avec Powersolo en couverture), puis rééditée dans le n° « best of » des 10 ans de Kérosène.
Voici le texte de cette interview, exhumé d’un vieux disque poussiéreux, qui, miracle d’une époque antérieure à la généralisation de l’obsolescence programmée, recrache encore ses précieuses données. Réponses par Pete Bernhard (chant et guitare), Lucia Turino (contrebasse et chœurs) et Cooper McBean (guitare, banjo et chant). Les photos sont d’époque, prises par mes soins à La Sonnette.
C’est votre deuxième tournée exclusivement française. En général, les groupes américains ne viennent pas tourner en Europe dans un seul pays ?
Pete : Hum… C’est un peu dû au hasard. On aurait aimé aller dans d’autres pays en Europe, c’est juste qu’on n’en a pas eu la possibilité. On est venu en France parce que… ça a été la chose la plus facile à faire… Vraiment…
Lucia : On a rencontré cette fille, Marie, de Toulouse, et elle nous a dit « je peux vous monter une tournée en France si vous voulez venir » et on a dit « pas de problème, on va venir ».
Cooper : Marie nous a découverts en concert à San Francisco. Elle était venue voir l’autre groupe avec lequel on jouait. Elle nous a juste dit : « Salut, je m’appelle Marie, et j’aimerais bien que vous veniez jouer en France ! »
Et vous l’avez crue ?
Cooper : Non ! Non, pas vraiment… On lui a dit « très bien, voilà notre e-mail, on reste en contact, hein »… La première fois qu’on est arrivés ici, quand on est descendus de l’avion on ne savait pas vraiment ce qui allait nous arriver… Si on n’allait pas être vendus comme esclaves [quel fantasme étrange – NDLR] ? On ne savait pas du tout à quoi s’attendre… Mais ça s’est super bien passé. Alors nous sommes revenus !
Pete : L’année prochaine on jouera en France mais aussi en Espagne, en Belgique et en Allemagne.
Quel est votre background musical ?
Cooper : Énormément de styles de musiques. J’ai grandi en jouant dans des groupes de punk rock et de heavy metal.
Tu jouais le banjo tenor à l’époque ?!
Cooper : Oh ! Oh non !!! J’ai longtemps été dans le punk rock, le hardcore et le metal. Je me suis mis à écouter le genre de musique que nous jouons maintenant un peu par accident… en fouillant dans la collection de disques de mes parents. On a tous des parcours un peu variés. Lucia était dans le métal des années 80. Pete était branché par le hip hop et le punk rock…
Pete : Et le blues ! Beaucoup de blues. Mon père avait quelques disques de blues, de vieux blues, et c’est en les écoutant gamin que je suis tombé dedans.
Est-ce que vous avez dû faire des recherches pour remonter jusqu’à vos racines musicales , ou bien est-ce que tout le monde écoute plus ou moins cette musique dans votre pays ?
Pete : Ces musiques ne sont pas si populaires. On s’est servi d’amis qui étaient versés dans cette culture-là comme sources de références. Des amis qui jouaient du blues et ce qu’on appelle la « old time music« , la musique du passé. À partir de là je me suis mis à acheter tous les disques que je pouvais trouver. Quand les gens de ma famille ont su que je m’intéressais à ce genre de musique, ils se sont mis à me passer leurs disques. Ce n’est pas de la musique immédiatement accessible, pas facile à trouver. Il faut faire un petit effort.
Lucia : Pete et Cooper m’ont tout appris. Je ne connaissais pas toute la vieille musique originelle quand j’ai rejoint le groupe. Je connaissais juste les danses traditionnelles de la Nouvelle-Angleterre, là où nous avons grandi. Le blue grass, les airs de fiddle…
Il y a donc un déficit de connaissances par rapport à cette culture ?
Pete : Oh, ces musiques sont quasiment vénérées, mais certainement pas par les jeunes ! Le manque de culture vient des jeunes en Amérique. Ils ne s’y intéressent pas. Mais les gens plus vieux font plus attention à conserver leurs traditions.
Lucia : Dans les années 60 il y a eu tout ce revival folk. Alors ceux qui ont grandi pendant ces années se sentent plus concernés. Des artistes comme Bob Dylan ont conduit des gens de la génération de nos parents à écouter de la musique plus folk ou traditionnelle.
Quand vous composez une chanson, est-ce que vous essayez de la faire sonner comme une copie d’une chanson du passé ?
Pete : J’essaie de la tourner de la manière la plus originale possible. Mais je ne peux pas m’empêcher d’être influencé par des morceaux que j’aime déjà. En général, quand j’aime une chanson, je n’essaie pas d’en écrire une nouvelle qui lui ressemble. Même si je pense que c’est ce qui arrive naturellement. C’est comme ça que ça sort de ma tête.
Mais bon, vous ne vous dites pas, « ok maintenant il nous faut un morceau hillbilly, après on fera un morceau à l’irlandaise » etc.
Pete : Non, non ! Ça c’est des recettes de véritables groupes traditionnels, ce qui n’est pas notre statut en tant que groupe américain. En fait, on galère pas mal pour jouer. On n’est pas assez « trad » pour cela. On joue une musique plutôt bâtarde, ou rendue bâtarde par notre façon d’en faire ce que nous voulons. Le but fondamental, en tout cas pour moi, c’est de faire de la musique folk traditionnelle avec le plus de fun possible. C’est le fun qui est important, que le public s’amuse, qu’il réagisse, qu’il bouge. Avant, cette musique, c’était le punk rock de l’époque. Les gens venaient au concert de blue grass, dansaient, criaient, s’amusaient, c’était comme les concerts punk dans les maisons ou dans les sous-sol, les house shows. Maintenant c’est devenu plus coincé, conservateur, puriste. En fait, c’est devenu chiant.
Et si votre musique a des bases anciennes, est-ce que vos paroles sont plus modernes ?
Pete : Oui, sans problème. Il y a tant de groupes qui jouent de la musique « old style » avec ces paroles à l’ancienne, tous ces vieux thèmes western : la ferme, les règlements de compte, la mine… Tous ces vieux machins. C’est pas notre truc. Déjà, on n’y connaît rien à toutes ces histoires, pour commencer !
Cooper : C’est un peu débile, tu vois tous ces groupes qui chantent « Oh oh – tout’la journée au fond de ma mine – oh oh » alors qu’ils n’ont jamais foutu les pieds en-dehors du centre ville. L’aspect historique est intéressant, continuer à chanter les anciennes chansons qui existent déjà. Mais quel intérêt de singer ces vieilles paroles ?
D’après toi, quelle est votre proportion de chansons dont le thème ne soit pas la mort, ou les cimetières, l’autre monde etc. ?
Pete : Well.. Hum hum… Je dirai… Pfff…
Cinquante-cinquante ?
Pete : Je dirais plutôt soixante-quarante… Soixante avec. Quarante sans.
Quels ont les autres sujets que vous abordez ?
Pete : OK. Nous avons la mort, ça on l’a dit, mais aussi la tristesse… La dépression, ça on fait, aussi… La colère… En fait nous traitons une gamme assez complète d’émotions, avec la possible exception de la joie, toutefois…
Dommage que les paroles ne soient pas imprimées sur la pochette de vos albums !
Pete : Oui, je sais. On les écrira sur notre prochain album. En attendant, on va les mettre sur notre site internet.
Cooper : C’était trop cher pour nous de fabriquer un album avec un livret avec trop de pages !
Pete : Ça aurait fait trop de pages car je suis très volubile dans mes chansons. Les paroles sont très longues.
Lucia : Il y aussi une part de paresse là-dedans, car je ne suis pas sûre que les paroles aient été couchées sur le papier ne serait-ce qu’une seule fois. Tout est dans la tête de Pete.
Il y aura plus de sing along à vos concerts quand on pourra apprendre vos paroles sur votre site internet…
Tous : Yeah !
Il y a un titre bonus caché sur votre album, un thème de cirque…
Cooper : C’est plus une blague qu’autre chose. C’est le genre d’air que je me mets à chanter quand je suis de bonne humeur… C’est un vieil air, écrit vers 1840 , intitulé « Thunder & Blazes » [tonnerre et flamboiement]. Mais on ne le joue pas vraiment comme il faudrait…
Vos photos font vieillottes aussi, genre tournant des XIX° et XX° siècles…
Cooper : C’est juste des retouches que j’ai faites sur mon ordinateur.
Pete : La photo de l’album est l’idée d’un photographe de presse. On s’est habillé avec ces vieux costumes et lui a fait une photo un peu à l’ancienne, avec ce gros grain. La photo était en couleur, mais on l’a imprimée en noir et blanc. On aime bien cette photo.
Lucia : Et la pochette du premier album est un Polaroïd, c’est une photo de nous trois que Pete a prise à bout de bras sans viser…
Sur la chanson de cirque, il y a des éléments de batterie, des cymbales… Autant d’instruments que vous n’utilisez pas sur scène ou sur d’autres morceaux ?
Pete : On avait un batteur aux débuts du groupe. Il jouait sur une caisse claire, une grosse caisse et un charleston, avec de temps à autre un tom basse. Il assurait vraiment avec son petit kit, c’était pas mal. Des rythmes simples, comme il nous faut. Mais il s’est marié, a eu un enfant… alors il a quitté le groupe. On s’est dit qu’il nous fallait trouver un nouveau batteur mais on est parti en tournée sans avoir trouvé de remplaçant… et c’était si facile… Lucia a commencé à faire plus de slap sur la contrebasse. Pourquoi ne pas se passer d’un batteur si ça fonctionnait comme ça ? Si on trouve la bonne personne peut-être jouerons-nous avec un batteur de nouveau ?
Lucia : Ou un violon.
Pete : Oui, un violon, c’est plus petit… Plus facile à transporter…
Il y a un autre instrument utilisé dans l’album, mais dont vous ne jouez pas en concert, c’est la scie musicale…
Cooper : C’est facile à trimballer avec soi, mais c’est très difficile à amplifier. Et il n’y a pas beaucoup de chansons où je peux me permettre d’arrêter de jouer de la guitare ou du banjo. Ça fait un gros vide.
Est-ce que c’est une scie ordinaire ou bien un instrument spécial ?
Cooper : On peut utiliser une scie ordinaire qu’on trouve dans le commerce. Mais sur l’album j’utilise une scie qui a été conçue pour faire de la musique. Elle est plus fine pour obtenir plus de son. Mais j’ai appris à jouer sur une vieille scie rouillée.
Ça te fera un truc à expliquer aux agents de sécurité à l’aéroport…
Cooper : En fait j’ai déjà pensé à ce problème !
Lucia : « Mais je vous jure, c’est un instrument de musique ! Je ne vais rien faire de mal ! »
Cooper : Ouais, c’est déjà assez compliqué pour nous comme ça…
Lucia, on ne t’endendait pas faire de chœurs sur l’album d’avant ?
Lucia : Je venais juste de rejoindre le groupe quand le premier album a été enregistré. Je n’étais pas encore assez en confiance. Je n’ai commencé à chanter qu’il y a un an et demi environ. J’aimerais chanter encore plus. Mais j’ai commencé en me concentrant à fond sur mon jeu de basse.
Du fait de vos connexions underground dans notre pays, vous allez vous retrouver à être le premier groupe, disons de « country », que de nombreux punks vont aller voir sur scène… Vous vous rendez compte que beaucoup vont aimer ça et à cause de vous vont commencer à acheter des disques de musique country!!!
Cooper : Hum… Ça, j’en serais très heureux ! Mais tu sais, aux USA, souvent, les punks ont aussi des disques de country. Ce sont des punks qui m’ont fait découvrir la musique country. Chaque punk possède au moins un disque de Johnny Cash ou de Hank Williams. Les deux styles musicaux ont des influences communes dans l’esprit, même si le moyen d’expression est différent. C’est pourquoi je suis vraiment content si je peux inciter des gens de la scène punk ou indé à écouter de la country. C’est génial. Mais la country music est immense, et nous n’en représentons qu’un petit fragment.
Lucia : La country à la mode actuelle est horrible. C’est de la variété, de la soupe, qui n’a rien à voir avec la rébellion de Johnny Cash ou d’Hank Williams.
Cooper : Oui, c’est la fin de l’esprit hors-la-loi !
Et aux USA, dans quelle scène évoluez-vous ?
Pete : En tant que groupe, nous existons dans deux scènes un peu distinctes. On un following de gens plus âgés que nous, des fans de musique folk traditionnelle,des gens de l’âge de nos parents en fait… Et aussi des punks, des hippies, des kids rockabilly, des lycéens. Mais la plupart de nos concerts se passent dans la scène indépendante et underground, exactement comme ici.
Cooper : C’est le circuit dans lequel nous nous sentons le plus à l’aise.
Pete : Nous contrôlons tout. Nos propres enregistrements, nos propres disques, nos propres tournées. On aimerait avoir une audience nationale, voire internationale, mais on n’aimerait pas abandonner cette liberté que nous avons.
Okay amigos, il ne vous reste plus qu’à vous radiner aux concerts du groupe et partir à la chasse aux disques. Il va sans dire que depuis cette interview, le groupe a pris énormément d’importance dans son pays, enchaînant les tournées et les festivals. Leurs dernières dates ont eu lieu dans des enceintes de très grande capacité en première partie de l’immense Willie Nelson!
The Devil Makes Three aujourd’hui
Pour vous plonger plus avant dans l’univers de The Devil Makes Three, vous pouvez bien sûr commencer par écouter un peu de Johnny Cash et de Hank Williams, mais le groupe vous recommandera aussi probablement de découvrir Doc Watson, Reverend Gary Davis, Mississipi John Hurt, Bill Monroe, Hound Dog Taylor, Cannons Jug Stompers et autre Dave Van Ronk…
The Devil Makes Three sont sur Facebook , Twitter et Instagram. Ce sont eux qui finissent la playlist de la dernière Gwardeath Mixtape. En toute logique, ils font aussi partie de ma playlist du moment pour Noisey.