Portrait de Claire Andries, nouvelle directrice des affaires de la ville de Bordeaux, paru dans le journal Junkpage n° 33.
Comme vous pourrez le lire, elle a bossé pour l’usine à gaz Marseille-Provence 2013. Je me souviens que pas mal d’acteurs locaux avaient chié dans la colle, en tête desquels Akhenaton, qui avait parlé d’ « une forme très triste d’ultra-snobisme provincial qui est horripilante», regrettant que «Marseille tourne le dos à ses enfants les plus talentueux». On a un peu parlé de ça, mais j’ai dû faire sauter ce passage pour m’en tenir aux 6400 signes typographiques commandés.
L’entretien a été assez rapide (elle venait juste de prendre ses fonctions, et le téléphone sonnait non stop), mais cool. Elle me paraît avoir la bonne attitude : consciente de l’environnement critique de dossiers chauds patate comme Evento et convaincue d’entrée de jeu que plus personne n’a envie qu’on aille chercher du Pistoletto ou du Faustino pour nous concocter une biennale imbitable (oups, « imbitable », c’est moi qui dis ça). Je crois même qu’elle s’est quelque peu moquée de cette méthode d’installation de gros projets, héritée des années 80, celle qui fait « boum » quand on les pose sur la table (en gros, le schéma où on impose sur le territoire puis on fait des relations publiques).
Pour être impeccable dans les dîners et les vernissages, notez bien que le s final de Andries se prononce – « contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas espagnol, c’est du flamand», m’a-t-elle précisé, « cela devrait se prononcer « andriss » mais le nom a été francisé par mon grand-père qui était instituteur, et très à cheval sur les principes. »
OK, voilà le papier :
Sa formation initiale est celle d’une femme d’affaires. C’est aux affaires culturelles qu’elle a consacré sa carrière. Claire Andries, la toute nouvelle directrice de la culture de la ville de Bordeaux reçoit à la cité municipale, dans un bureau sobre et fonctionnel, sans décoration mais déjà hérissé de piles de dossiers.
APPRENDRE A OSER
Comment devient-on directrice des affaires culturelles ? Avec un air faussement ingénu, elle nous demande d’être plus précis : « En général, ou à Bordeaux en particulier ? »
Ah oui, tiens. Comment cela se passe-t-il pour Bordeaux en particulier ? Succéder à la puissante Brigitte Proucelle. Hériter d’un ou deux dossiers chauds. Reçoit-on un beau jour un coup de téléphone d’Alain Juppé ? Ou bien reçoit-on un coup de téléphone d’une personne qui vous dit « Alain Juppé va vous appeler ? »
Claire Andries, fraîche directrice (ou directeur – « les deux me vont ») des affaires culturelles de la ville de Bordeaux, une semaine à peine après sa prise de fonction, nous répond en souriant. « C’est à peu près comme cela que ça se passe ». Même si, « en l’occurrence, ce type de mission se traite via un cabinet de recrutement, ça ressemble en effet à un “bonjour, cela vous dirait-il de postuler ?”» … Voilà donc pour Bordeaux en particulier.
Pour être plus général, il faudrait commencer par dire qu’elle a grandi à Paris, nourrie aux livres (« J’ai une mère qui est chercheur en littérature. On n’avait pas la télé. J’étais entourée de bouquins ») et aux films, avec la fréquentation assidue de « toutes les petites salles du Quartier Latin ». Inscrite au Cours Florent, elle en ressort libérée (« Je savais que, non, je ne serais pas comédienne »). Pas d’ambiguïté. Elle ne jouera pas les artistes frustrées. Elle fait une grande école.
« C’était HEC », nous dit-elle comme s’il était un peu gênant d’associer commerce et management à un cursus culturel. De ses années d’études, elle met en exergue un chemin de traverse qui la mena outre-Manche. «Quand je suis rentrée à HEC, j’ai tout de suite eu envie d’en partir, et au bout d’un an je suis allée faire une année sabbatique, ce qui à l’époque se pratiquait très peu. Je suis partie à Bristol. Au début des années 90, en plein dans ce qu’on appelait le « Bristol sound », avec la naissance du trip hop, Massive Attack, Tricky, Portishead… »
L’expérience eut valeur de choc. « D’abord en terme d’éducation, parce que j’y ai suivi des études de théâtre et de philosophie, et ensuite de par cette immersion, complètement formatrice. » A pas même vingt ans, la voilà donc déterminée. Ses camarades de promotion optaient pour le conseil, la finance ou la high-tech. « Moi, je voulais travailler dans le domaine culturel », assène-t-elle en détachant chaque syllabe, « cet engagement a été un vrai choix ».
Elle fait ses débuts au théâtre Dijon-Bourgogne, avec déjà des responsabilités de programmation et de production. Puis elle part s’occuper de la danse et du théâtre au festival Paris Quartiers d’Eté, pour deux saisons. Marquée par cette façon « d’investir des lieux atypiques pour y proposer des spectacles », il lui revient, entre autres gros projets dont elle fut en charge, une Nuit des Enchanteurs Marocains, pour laquelle une centaine d’artistes de la place Jemaa el-Fna de Marrakech avaient été invités « au beau milieu du jardin des Tuileries ».
La ligne suivante de son CV s’inscrit à la MC93 de Bobigny, « en Seine-Saint-Denis, donc, dans un département avec une identité très forte ». Une maison emblématique du paysage culturel français, « utopique, aussi. » Elle en retient « un vrai travail sur les publics ».
Au bout de deux ans, quand son directeur a été nommé au Théâtre National de Chaillot, elle suit le mouvement. « Un peu réticente » au début, impressionnée par le « monument » du Trocadéro, deuxième théâtre de France après la Comédie Française, mais conquise par « un véritable projet de transformation, avec une ouverture à l’international, à la danse, à la musique ». Elle y passe neuf années, directrice de production, directrice de la programmation et secrétaire générale. « J’ai beaucoup aimé ça », résume-t-elle, donnant l’impression de se souvenir d’un endroit magique.
Et puis elle est appelée par Bernard Latarjet, grand administrateur culturel français, alors en charge de la mise en oeuvre du label « capitale européenne de la culture » pour Marseille-Provence 2013. Claire Andries raconte : « Il m’a dit “j’ai besoin de quelqu’un pour faire la programmation. C’est l’enfer avec la ville de Marseille. Ça se passe très mal. C’est un projet cauchemardesque. On a tous les opérateurs à dos. Est-ce que ça vous intéresse ?” J’ai dit oui tout de suite. »
Recrutée en avril 2009 comme directrice de projets, Claire Andries reste jusqu’au bout (« Je le dis, car il y a beaucoup de turn-over dans les équipes de capitales européennes »). Avec un tel poste, elle peut pratiquer l’action culturelle à grande échelle : près d’un millier de projets, des interlocuteurs dans tout l’arc politique (« extrême droite exclue, heureusement »), une zone d’intervention étendue à tout un département et un champ artistique « qui allait du football à la poésie contemporaine en passant par les grandes fêtes populaires ». Sans mentionner comment cela doit être formateur, de devoir s’imposer dans une ville qui résiste à tout (« Le seul port en France où les canons ne sont pas tournés vers l’extérieur, en cas d’invasion, mais vers l’intérieur, car il y a cette idée selon laquelle la ville peut se soulever à tout moment »).
A la fin de cette mission marseillaise, Claire Andries est recrutée par la ville de Cannes, où il s’est beaucoup agi pour elle de faire exister la culture en dehors des onze jours du prestigieux festival du film.
Voilà donc comment on deviendrait directrice de la culture. En participant à l’invention de nouveaux projets. Cela semble s’être bien passé, jusque-là, en fin de compte, pour une diplômée d’HEC. « Je ne suis pas sûre que la question des diplômes, dans un parcours culturel, soit au coeur du sujet », recadre-t-elle une dernière fois. « Il y a des choses qui s’apprennent dans les grandes écoles, comme acquérir une technique budgétaire ou des techniques de pilotage. Mais comprendre comment on monte des projets artistiques, c’est beaucoup plus ténu, et beaucoup plus sensible, et beaucoup plus difficile ». Et beaucoup plus rare, aussi, sans doute.
Guillaume Gwardeath