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Yé ! Julie Doucet est là !



Après l’avoir couronnée de son grand prix l’année dernière, le Festival International de Bande Dessinée invite Julie Doucet à Angoulême ce mois de janvier à l’occasion d’une immanquable rétrospective qui lui est consacrée.

L’exposition est intitulée « Julie Doucet | toujours de grande classe ». Elle est à voir à l’Hôtel Saint-Simon (Angoulême), du 25 au 29 janvier 2023.

On y verra de nombreux documents inédits et (sans doute) hallucinants, comme (par exemple) cette appréciation sur un devoir de Julie Doucet effectué dans le cadre de son enseignement en arts au Cégep du Vieux-Montréal (en 1985, je dirais) – cet aperçu est une photographie interceptée par mes soins sur un réseau social d’un organisateur clé :

Au sujet de cette exposition, Le Tampographe Sardon a écrit ceci sur ses réseaux : « Ça dure trois jours à peine et après hop on remballe. C’est un boulot qu’on a pas vu depuis 20 ans, c’est une artiste géniale mais non. Trois jours et tu dégages. À ce que je sais il n’y a pas un putain de musée français qui reprenne l’exposition de Julie Doucet. Dites-moi si je me trompe. J’espère me tromper. Alors je vous le demande, curateurs et curatrices, vous foutez quoi ? Vous pioncez sur votre tas de charbon ? Pour les autres, allez-y si vous êtes dans le coin. C’est comme un passage de comète, faut pas laisser passer sa chance de voir ça. »

J’aurai la chance de présenter mon film Fanzinat dans le cadre de cette édition du festival : le vendredi 27 janvier à 11h00 du matin (eh oui, ça change) au Cinéma CGR. La projection sera suivie d’une discussion avec Julie Doucet, Jean-Christophe Menu et Julien « June » Misserey.

Je crois que la première fois que j’ai vu Julie Doucet publiée en France, c’était pour deux « (très jolis) dessins » insérés dans la rubrique « Pictures Zines » du fanzine Tokbomb de Saint-Etienne (n°1, 1990) :

A la même époque, ses planches sont publiées dans S2 l’Art : « Oh la la j’ai fait un drôle de rêve » – c’est bien raconté par JC Menu dans l’introduction de l’anthologie Maxiplotte (L’Association, 2021).

Pour résumer, on peut dire que Julie Doucet fut repérée dans tout l’underground, largement chroniquée et appréciée. On a pu voir ses planches publiées dans Sortez La Chienne et Chacal Puant (puis La Monstrueuse), et bien sûr chez l’éditeur L’Association.

Voici une évocation de Julie Doucet dans la feuille d’info Tue Mouche n°113, en janvier 1995, quand Amanita commençait à « arranger le coup » pour distribuer Drawn & Quarterly :

Amanita précise : « Julie Doucet ne veut plus recevoir les photos de vos bites (enfin, de votre bite). Elle en a vu assez comme ça. » Purée, il fallait vraiment être motivé pour envoyer une « dick pic » à l’époque: prendre la tof avec son appareil (sans la maniabilité et les fonctionnalités des smartphones d’aujourd’hui), aller faire développer la péloche chez le photographe, aller au guichet du bureau de poste pour affranchir l’enveloppe au tarif « par avion » direction Montréal…

Ci-dessous, voici Monkey, le personnage emblématique de Julie Doucet, tel que JC Menu s’en est emparé pour un hommage publié chez Chacal Puant (Monkey And The Living Dead, 1994) :

Pour le journal Junkpage (double page spécial festival d’Angoulême), j’ai écrit : « Julie Doucet avait bien failli disparaître. De sa propre initiative. Fatiguée de la bande dessinée. Fatiguée de la condition des femmes dans le monde de la bande dessinée. En 1999, elle avait décidé de lever le crayon, après être devenue, pas même âgée de 35 ans, un nom majeur au sein d’un réseau qui venait de troquer le qualificatif d’“underground” pour celui d’“indépendant”. Et surtout, elle avait durablement marqué lecteurs, auteurs et éditeurs. »

Jean-Christophe Menu avait en effet synthétisé ainsi sa découverte du premier numéro de Dirty Plotte, le fanzine séminal de Julie Doucet : “un choc comme j’en aurai peu dans ma vie”.

En couverture de Dirty Plotte n°3 (1988), il y a même les Bérurier Noir :

Cet enthousiasme pour les Bérurier Noir, on pourra retomber dessus, comme ici en couverture du fanzine montréalais Rectangle (n°4, 1989) :

Quelques mois avant de l’inviter pour cette création de couverture, Rectangle (n°1, 1989) avait introduit Julie Doucet à ses lecteurs en termes élogieux :

NB : merci au très cool site gravezone.fr pour ces deux documents.

En 1991, dans son essai (16 pages photocopiées format A7) Jules I C’est Doux (une déclaration d’amour à l’oeuvre de Julie Doucet), le défricheur Eric Heilmann alias Hilare Moderne avait proposé de traduire « dirty plotte » par « fente cradingue » :

Deux ans plus tard, dans L’Ecaillé de l’Underground (spécial Canada), le même Eric Heilmann informait ses lecteurs (j’étais abonné à sa lettre d’information : une merveille) que Julie Doucet tirait son comix à 20000 exemplaires (!) et évoquait son passage à Angoulême en 1992 au sein d’une délégation nord-américaine (dont Robert Crumb)…

Dans mon article pour Junkpage, j’ai tenté de résumer la situation en ces termes :

« Dans Dirty Plotte, le lecteur prennait en pleine face des giclées d’histoires exceptionnellement singulières, une invraisemblable fusion entre les traits démentiels de Crumb et de Bukowski, des problèmes taille XXL de tampons hygiéniques et de boyfriends psychopathes, un efficace féminisme pragmatique de riot grrrl timide et, bien sûr, de mémorables audaces graphiques. »

Ci-dessous, le fameux « heavy flow » de Julie Doucet, façon « attaque de la femme de 50 pieds » ( version en langue anglaise de « En manque » publiée par L’Oie de Cravan, Montréal, en 2013) :

Ici, en 1992, dans son cool fanzine Snack Attack, la française Corinne « Coco » racontait sa rencontre avec Julie Doucet à Montréal :

Lors de sa période d’autrice de fanzines à Montréal, Julie Doucet publiait ses comics mais écrivait aussi des scénarios pour les autres, comme ici pour le singulier Siris, le créateur de la poule Baloney (« actrice et observatrice de tranches d’aventures montréalaises »), pour l’histoire intitulée « La Honte » parue dans le volume 1 de Baloney Comix (Go Go Guy Publications, 1995) :

Un autre document : le rappel par Julie Doucet de la frontière immense pouvant exister entre « journal intime » et « comics autobiographique » (dans Jade n°7, 1996) :

Je conclus cette note par les derniers paragraphes de mon article écrit pour Junkpage :

Julien Misserey, adjoint à la direction artistique du festival d’Angoulême et commissaire de l’exposition qui lui est consacrée a des mots définitifs au sujet de Julie Doucet  : “au vu de l’évolution de la création dans ce champ ces vingt à trente dernières années, il semble rétrospectivement évident que l’autrice québécoise avait des années d’avance, à plusieurs degrés.”

Julie Doucet aura commencé son 21ème siècle par un retour à ses chères études : l’art imprimé –  bois gravé, linogravure, sérigraphie… – et, de manière intensive, au collage. Une disparition des librairies, mais sans  cesser de multiplier les images. Ce mois de janvier, à la surprise générale, celle qui avait promis de stopper bande dessinée et autobiographie publie Suicide Total chez l’éditeur L’Association, celui-là même qui avait accompagné ses premiers pas en France, lors de ses années d’errance et de rêves destroy : l’ouvrage est un leporello, un livre qui se déplie tel le soufflet d’un accordéon pour donner à lire vingt mètres linéaires de souvenirs saturés de portraits et de situations enchâssées.

La conclusion, provisoire, est à trouver dans les mots de Julien Misserey : “exploration autobiographique, questionnement sur l’identité féminine et réflexion sur le langage bande dessinée… Nous n’en avons pas fini avec Julie Doucet.”

PS : veuillez noter qu’en outre Julie Doucet sera le mardi 7 février à Besançon pour une rencontre au Pixel (lieu très sympa de la ville, j’y avais super bien déjeuné l’automne dernier sur les bords du Doubs face aux gradins dégradés et glissants si humides).