J’avais repéré cette curiosité dans mon flux d’actu sur Facebook : une chanson sur la ville de Bordeaux, par Papa Boyer (le grand avec la chemise rose, qui, à son façon, est toujours en quête de sens). Mythologie, nostalgie, et, derrière le bricolage potache, de vraies interrogations, si ce n’est la poursuite d’un certain combat contre le cauchemar de la normalité. C’est sans doute un poil bancal, mais au fond bien moins triste qu’un énième montage de cheveux au vent au son de Happy (Licence YouTube standard).
Dans les années 90, je suivais ce que produisait Laurent Boyer (pas encore « Papa »), notamment par le biais de sa « maison d’édition » alternative, Ensemble Vide Editions. C’était tout simplement bonnard.
J’ai eu envie de lui poser quelques questions dans la foulée de la mise en ligne de cette vidéo. Laurent Boyer a répondu de conserve avec son complice Pierre Lachaud.
Ce clip est-il pour vous une oeuvre de combat ?
Pierre : Oui, mais ce n’est pas notre intention première …
Laurent : … qui est plutôt une critique des clips réalisés par l’office du tourisme et par des entreprises de communication qui vantent et vendent un Bordeaux-Disney, avec une esthétique aussi jolie et vide que le sourire d’une hôtesse d’accueil.
A jouer la carte de la nostalgie, n’y a-t-il pas le risque de tomber dans le « c’était mieux avant », et incidemment se faire traiter de « vieux con » ?
Laurent : Ce n’était pas mieux avant, c’était différent. La ville était un entonnoir pour gaz d’échappement où le déplacement était rude mais il y avait des lieux cachés, voilés, rugueux, marqués par la vie. Aujourd’hui, c’est fluide, apaisé, mais lisse comme une cuvette de w.c.
Pierre : Ouais… On est peut-être des vieux cons.
JacquesChaban-Delmas, ancien maire de Bordeaux
Le bilan des travaux d’amélioration de Bordeaux entrepris ces dernières années est-il entièrement déplorable à vos yeux ?
Laurent : Tu dis « amélioration », ouais, ouais. C’est mieux si tu as de l’argent à dépenser en terrasse, si tu es hype, motivé par l’esprit d’entreprise, petit hipster en carton qui aime siroter vers 19h00 un mojito, une caipirinha, ou un rosé piscine. C’est une amélioration si tu as une poussette, un vélo ou un déambulateur. C’est le bonheur bourgeois, sans histoire dans la journée, la défonce de masse la nuit. C’est un « centre-ville » transparent, sous l’œil des caméras. Mais le pire arrive, avec la saintpierrisation de saint-michel. Il va falloir un autre clip.
Pierre : Pour tous ces changements, n’importe quel crétin ayant suivi le mandat de Chaban aurait été obligé de réaliser ces améliorations, elles étaient dans l’air du temps.
Le Zoobizarre (actuellement l’Heretic Club), ici avec une oeuvre d’art en vitrine et l’artiste, visiblement satisfait de sa capacité à utiliser la mousse polyuréthane.
La vidéo regorge de références à un Bordeaux contre-culturel quasi mythologique des années 85 à 95. Quels sont globalement vos meilleurs souvenirs de cette époque ?
Laurent : Je n’ai jamais de bons souvenirs et je sors peu. Mais tout de même, la première fois que j’ai écouté la Vie au grand hertz (NDLR – c’était une radio associative, dans la tradition des radios libres) avec ses émissions de rock industriel ou de cold-wave.
Pierre : Ouais, la Vagh, mais aussi Chez Antoine, le Salon Jaune, le Jimmy, le Zoobizarre et les vernissages des galeries d’art contemporain : Ecchymose, Zoographia… J’y ai vu et vécu des trucs assez sensationnels.
Laurent : Un concert de Henry Rollins au Jimmy, de Test Departement au festival de DMA2, Les Bérus au Bouscat font partie de mes claques soniques. Il faut préciser que je suivais avec innocence, ignorance et grand plaisir tout ce que proposaient les défricheurs qu’étaient Vincent Muel (animateur, musicien,activiste musical), Thierry Gresta (animateur radio) et dans une moindre mesure, le père Francis (NDLR – programmateur au Jimmy et fondateur d’Allez Les Filles).
Pouvez-vous y aller d’un petit Top 10 musical représentatif de cette période à Bordeaux ?
On mélange du local et ce que l’on écoutait ou voyait, sans ordre :
P. Scarzello, La clope – un tube éternel.
J. L. Costes à la galerie Reportage, rue du couvent.
Big Black – Kerosene – une intro et un son à démolir – « never anything to do in this town, probably learn to die in this town (…) theres Kerosene around »
Les Thugs – Electric Troubles.
RWA – Le stade oral
Wet Furs – N’importe quelle reprise des Ramones (R.I.P.).
Test Departement – au Festival DMA2
Dèche Dans Face – Zou zou (Motherfuckin’dog)
Sonic Youth – Evol.
Les oisillons tombés du nid – Je mangerai de la terre.
Pierre rajoute Kap Bambino en se trompant de quelques années.
Jean-Louis Costes dans ses oeuvres 90’s
Si vous étiez « aux affaires », quelles décisions immédiates prendriez-vous en terme d’urbanisme et de vie sociale ?
Pierre : La gratuité des transports et la construction de logements sociaux.
Laurent : Plus sérieusement :
– Transformation du Parc Bordelais, du Jardin Public et de toute la place des Quinconces en jardins ouvriers.
– Transformation du cours de l’Intendance, de la place des Grands-Hommes, des jardins de la mairie, de toute la rue Sainte-Catherine en espace de nourriture partagée.
– Destruction du pont d’Aquitaine et du pont F. Mitterrand pour les remplacer par des ponts de singe.
– Interdiction d’accostage des immeubles flottants avec autorisation d’ouvrir le feu et d’envoyer par le fond tout navire franchissant le Bec d’Ambès.
– Débaptiser tout ce qui s’appelle Jacques, ou Chaban ou Delmas sur la CUB.
Enfin, je me demandais si vous êtes en bons termes avec Yves Simone ?
Laurent : Simone est suffisamment intelligent et suffisamment perché pour apprécier notre vidéo.
Pierre : Oui, il me serre la main quand on se croise. Il fait un vrai boulot d’historien de l’art et d’amoureux de l’architecture. Je ne peux pas être contre quelqu’un qui défend la culture. Si nous n’avions pas aimé notre ville, nous n’aurions pas réalisé ce clip. Simone aussi est amoureux de Bordeaux.