Laurent Queyssi au sujet d’Alan Moore, « pont entre mainstream et underground » : l’homme, l’oeuvre, l’odeur de weed

1 – Je poursuis une prodigieuse quête spirituelle. Elle implique tous les aspects de ma vie.
2 – Elle implique tout ce que j’écris mais ne s’en tient pas là.
3 – Je progresse dans cette quête
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Philip K. Dick, L’Exégèse 


Elle a souvent visité les étagères de nos collections de bande dessinées et de DVD, l’ombre imposante d’Alan Moore, dandy working class et bâtisseur d’ “un pont entre les courants mainstream et underground”.

Laurent Queyssi annonce la sortie du Guide Alan Moore le 5 juin 2020 chez Actu SF.

Il ne vous aura pas échappé que c’est la crise chez les libraires, donc n’hésitez pas à pré-commander voire à payer d’avance cet ouvrage chez votre dealer de books de proximité.

J’ai posé quelques questions à l’auteur :

La dernière fois qu’on avait causé, tu étais à fond sur Philip K. Dick. Te voilà à sortir un guide sur Alan Moore… Une autre figure de ton panthéon personnel ?
Oui, bien sûr. Même si ce ne sont pas les deux seuls. Je ne me suis jamais remis de ma découverte du premier épisode de Watchmen dans un fascicule publié en 1987. Je ne sais pas si quelqu’un qui découvre cette série aujourd’hui peut imaginer quelle révolution elle a représenté à l’époque. Tout d’un coup, avec Watchmen, Dark Knight returns de Frank Miller et American Flagg de Howard Chaykin, la BD américaine mainstream a offert de nouvelles possibilités très alléchantes pour un lecteur aux portes de l’adolescence, comme je l’étais. J’ai depuis suivi la carrière de Moore et il reste un de mes trois ou quatre auteurs de bande dessinée préférés. Mais c’est marrant que tu me parles de Dick, car parallèlement à l’écriture de ce bouquin sur Moore (co-écrit par mon vieux compère mérignacais Nicolas Trespallé), j’ai rédigé tout le paratexte pour l’intégrale des Nouvelles de Dick à venir chez Gallimard dans la collection Quarto.

Comment présenterais-tu Alan Moore en quelques mots ? Tu as le droit de lire à haute voix le prière d’insérer de la 4° de couverture si t’es un peu speed.
Auteur de bandes dessinées et romancier, Moore est sans doute plus connu pour ses titres adaptés au cinoche (Watchmen, V pour Vendetta, La Ligue des Gentlemen extraordinaires et From Hell), mais il est un pont entre les courants mainstream et underground. Devenu magicien sur le tard, il a aussi développé une façon d’appréhender l’art via l’ésotérisme (ou le contraire) qui a abouti à de beaux happenings. Pour résumer, disons qu’il est dans l’esprit de beaucoup le plus grand scénariste de bande dessinée vivant. Même s’il semble avoir arrêté la BD.

J’avais acheté Le guide Lovecraft de Christophe Till à La Zone du Dehors à Bordeaux. C’est le même genre de petit bouquin que tu sors chez Actu SF ?
C’est exactement ça. Une sorte d’introduction à l’homme et à l’œuvre, sur le même modèle que les autres titres de la collection, avec tout de même quelques ajustements. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Moore, quoi.

Quelques mots de making of : comment se conçoit et s’écrit un bouquin de ce genre ?
Jérôme Vincent, l’éditeur, m’a demandé si rédiger un Guide sur Moore m’intéressait. Vus les délais, il m’a dit que je pouvais prendre un co-auteur et je suis allé frapper à la porte de Nicolas que je savais fan du bonhomme et belle plume (nous avions autrefois œuvré dans la même revue de bande dessinée). Puis nous nous sommes partagés le travail et avons sélectionné les livres de l’auteur dont nous voulions parler. C’était un processus assez naturel, car nous avions la même approche du bonhomme. Il a ensuite fallu relire pas mal de choses avant de rédiger – mais relire Moore, c’est loin d’être désagréable.

Tu as pu approcher l’homme le temps d’un petit coup de fil ou de deux ou trois échanges de courriels ou bien est-il trop difficile à solliciter ?
Les courriels, laisse tomber. Moore n’a pas internet. Comme il l’explique, ce n’est pas pour lui. Pas son délire. Et il ne répond pas aux courriers postaux. En revanche, il répond au téléphone et j’ai pu l’interviewer par ce biais, il y a quelques années. Nous avons d’ailleurs intégré cette interview à la fin du Guide.

Il y a du scoop ou quelques surprises dans ton guide, ou vous avez fait le choix d’en rester aux infos basiques ?
Des scoops ou des surprises, je ne crois pas. Certains petits détails pas très connus, peut-être. En revanche, nous n’avons pas hésité à dire ce que nous pensions de telles ou telles œuvres. Notre vision transparaît donc parfois. C’est inhérent à l’exercice.

Une partie conséquente des oeuvres qu’il a écrites ont été adaptées au cinéma. Au final, ne peut-on pas dire qu’Alan Moore a complètement rejeté ces adaptations, si ce n’est l’industrie dans son ensemble, qu’il paraît considérer comme une machine à jeter du fric par les fenêtres dans le seul but de distraire des adolescents décérébrés ou des adultes infantilisés  – si ce n’est de donner à la civilisation capitaliste des symboles dont elle se repaît ?
C’est à peu près ça, oui. Les adaptations ne l’intéressent pas. Il laisse sa part de l’argent gagné à ses dessinateurs. Vu le résultat des adaptations à ce jour, on peut le comprendre. Il s’est fait balader depuis le début, là-dessus, depuis le succès initial de Watchmen, en fait. On explique ça dans le Guide. Disons qu’il a des raisons de rejeter un système éditorial et hollywoodien qui a toujours traité les créateurs comme de la merde.

Alan Moore a de fait multiplié les collaborations. On a l’impression que le prix à payer de toutes ces collaborations, ce sont d’inéluctables ruptures d’amitiés et des conflits sur le règlement des droits d’auteur…
Pas sur le règlement des droits d’auteurs, non. En tout cas pas avec ses dessinateurs. Moore est un type plutôt entier. Il peut se fâcher avec un collaborateur pour un commentaire qu’il estime faux à son égard dans une interview par exemple. Il est toujours ami avec les dessinateurs qui n’ont pas tenté de l’entuber d’une manière ou d’une autre. Mais on peut aussi dire que des années à se faire avoir par certains éditeurs l’ont rendu de moins en moins tolérant. Moore a tout donné à son art, à cette passion dévorante et il a sans doute eu parfois l’impression qu’on méprisait son travail (ce qui, dans certains cas, peut se comprendre).

Au moment où il a annoncé sa retraite, n’a-t-il pas donné l’impression que tous ces travaux d’écriture de scénario c’était avant tout un moyen de croûter mais que sa vraie passion artistique c’était le dessin et surtout l’écriture de ses romans ?
Non. Le dessin, il en a vite vu les limites. Il n’était pas assez doué. Sa véritable passion, à la base, c’est la bande dessinée mainstream de super héros. Je pense que si les gens de chez DC ne s’étaient pas comportés comme des salauds avec lui à propos de Watchmen, il aurait continué à bosser là-dedans avec grand plaisir tout en écrivant des histoires plus underground par ailleurs. Il y a, dans le Guide, un article sur un projet abandonné de crossover avec les super héros DC qu’il avait envie de faire après Watchmen. Je pense qu’on a perdu quelques belles œuvres de super héros à cause de DC. C’est dans le scénario qu’il s’est réellement révélé et éclaté. Je pense qu’il adore bosser avec des dessinateurs qui le comprennent. Les romans, c’est venu après, à un moment où il commençait à devenir désabusé vis à vis de la BD.

Alan Moore vu par Ed Piskor

Y a-t-il une entrée Northampton dans le guide ?
Non, mais on en parle partout. Il y a une entrée psychogéographie, en revanche. Et Northampton est centrale dans toute son œuvre. Tu ne peux pas parler de Moore en faisant l’impasse là-dessus.

Et surtout : y a-t-il une entrée Gros joints de weed pure ?
Y’en a une sur la drogue, oui. Pour l’anecdote, quand je l’ai interviewé au téléphone, je l’entendais tirer sur des « cigarettes » pendant que je posais mes questions. De Bordeaux, j’en sentais presque l’odeur.

Allez, Top 5 personnel (ou Top 10, si besoin) : quels ouvrages portant la signature d’Alan Moore devrait-on à tout prix posséder dans ses étagères de bibliophile accompli ?
Watchmen, Jerusalem, From Hell, Promethea et, pour faire l’élitiste, les deux premiers numéros de Big Numbers, une série inachevée dessinée par Bill Sienkiewicz qui promettait d’être un véritable chef d’œuvre.

Je ne suis pas ton psy, camarade auteur, mais n’éprouves-tu point une certaine fascination pour ces hommes à la haute stature qui manipulent des univers comme nous on écrit nos listes de commissions ?
Fascination, bien entendu. Mais pas tant pour ces types que pour leur travail. Parce qu’au final, je sais qu’il ne s’agit que de personnes qui restent le cul vissé à une chaise devant leur ordinateur. Ce qui me fascine, c’est davantage le mystère, la magie qui fait jaillir de leur cerveau de telles créations. Ce que l’on cherche à comprendre, c’est cette étincelle de génie…

CREDITS
Propos recueillis par : Guillaume Gwardeath
Photo : Mitch Jenkins
Capture d’écran : webdocumentaire Arte TV Dans la tête d’Alan Moore
A relire : Une vie de Philip K. Dick et un bout de vie de Laurent Queyssi
Lien éditeur : Actu SF (et Jérusalem chez Inculte)



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